CHAPITRE XVI
Le Ming-tang明堂

Fig. 16

Vers la fin du troisième millénaire avant l’ère chrétienne, la Chine était divisée en neuf provinces(1), suivant la disposition géométrique figurée ci-contre (fig. 16) : une au centre, huit aux quatre points cardinaux et aux quatre points intermédiaires. Cette division est attribuée à Yu le Grand (Ta-Yu大禹)(2), qui, dit-on, parcourut le monde pour « mesurer la Terre » ; et, cette mesure s’effectuant suivant la forme carrée, on voit ici l’usage de l’équerre attribuée à l’Empereur comme « Seigneur de la Terre »(3). La division en neuf lui fut inspirée par le diagramme appelé Lo-chou洛書 ou « Écrit du Lac » qui, suivant la « légende », lui avait été apporté par une tortue(4) et dans lequel les neuf premiers nombres sont disposés de façon à former ce qu’on appelle un « carré magique »(5) ; par là, cette division faisait de l’Empire une image de l’Univers(6). Dans ce « carré magique », le centre est occupé par le nombre 5, qui est lui-même le « milieu » des neuf premiers nombres(7), et qui est effectivement, comme on l’a vu plus haut, le nombre « central » de la Terre, de même que 6 est le nombre « central » du Ciel(8) ; la province centrale, correspondant à ce nombre, et où résidait l’Empereur, était appelée « Royaume du Milieu » (Tchoung-kouo中国)(9), et c’est de là que cette dénomination aurait été, par la suite, étendue à la Chine tout entière. Il peut d’ailleurs, à vrai dire, y avoir quelque doute sur ce dernier point, car, de même que le « Royaume du Milieu » occupait dans l’Empire une position centrale, l’Empire lui-même, dans son ensemble, pouvait être conçu dès l’origine comme occupant dans le monde une semblable position ; et cela paraît bien résulter du fait même qu’il était constitué de façon à former, comme nous l’avons dit tout à l’heure, une image de l’Univers. En effet, la signification fondamentale de ce fait, c’est que tout est contenu en réalité dans le centre, de sorte qu’on doit y retrouver, d’une certaine façon et en « archétype », si l’on peut s’exprimer ainsi, tout ce qui se trouve dans l’ensemble de l’Univers ; il pouvait donc y avoir ainsi, à une échelle de plus en plus réduite, toute une série d’images semblables(10) disposées concentriquement, et aboutissant finalement au point central même où résidait l’Empereur(11), qui, ainsi que nous l’avons dit précédemment, occupait la place de l’« homme véritable » et en remplissait la fonction comme « médiateur » entre le Ciel et la Terre(12).

Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner de cette situation « centrale » attribuée à l’Empire chinois par rapport au monde entier ; en fait, il en fut toujours de même pour toute contrée où était établi le centre spirituel d’une tradition. Ce centre, en effet, était une émanation ou un reflet du centre spirituel suprême, c’est-à-dire du centre de la Tradition primordiale dont toutes les formes traditionnelles régulières sont dérivées par adaptation à des circonstances particulières de temps et de lieux, et, par conséquent, il était constitué à l’image de ce centre suprême auquel il s’identifiait en quelque sorte virtuellement(13). C’est pourquoi la contrée elle-même qui possédait un tel centre spirituel, quelle qu’elle fût, était par là même une « Terre Sainte », et, comme telle, était désignée symboliquement par des appellations telles que celles de « Centre du Monde » ou de « Cœur du Monde », ce qu’elle était en effet pour ceux qui appartenaient à la tradition dont elle était le siège, et à qui la communication avec le centre spirituel suprême était possible à travers le centre secondaire correspondant à cette tradition(14). Le lieu où ce centre était établi était destiné à être, suivant le langage de la Kabbale hébraïque, le lieu de manifestation de la Shekinahשכינה ou « présence divine »(15), c’est-à-dire, en termes extrême-orientaux, le point où se reflète directement l’« Activité du Ciel », et qui est proprement, comme nous l’avons vu, l’« Invariable Milieu », déterminé par la rencontre de l’« Axe du Monde » avec le domaine des possibilités humaines(16) ; et ce qu’il est particulièrement important de noter à cet égard, c’est que la Shekinahשכינה était toujours représentée comme « Lumière », de même que l’« Axe du Monde » était, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, assimilé symboliquement à un « rayon lumineux ».

Nous avons dit tout à l’heure que, comme l’Empire chinois représentait dans son ensemble, par la façon dont il était constitué et divisé, une image de l’Univers, une image semblable devait se trouver dans le lieu central qui était la résidence de l’Empereur, et il en était effectivement ainsi : c’était le Ming-tang明堂, que certains sinologues, ne voyant que son caractère le plus extérieur, ont appelé la « Maison du Calendrier », mais dont la désignation, en réalité, signifie littéralement « Temple de la Lumière », ce qui se rattache immédiatement à la remarque que nous venons de faire en dernier lieu(17). Le caractère ming est composé des deux caractères qui représentent le Soleil et la Lune ; il exprime ainsi la lumière dans sa manifestation totale, sous ses deux modalités directe et réfléchie tout à la fois, car, bien que la lumière en elle-même soit essentiellement yang, elle doit, pour se manifester, revêtir, comme toutes choses, deux aspects complémentaires qui sont yang et yin l’un par rapport à l’autre, et qui correspondent respectivement au Soleil et à la Lune(18), puisque, dans le domaine de la manifestation, le yang n’est jamais sans le yin ni le yin sans le yang(19).

Le plan du Ming-tang明堂 était conforme à celui que nous avons donné plus haut pour la division de l’Empire (fig. 16), c’est-à-dire qu’il comprenait neuf salles disposées exactement comme les neuf provinces ; seulement, le Ming-tang明堂 et ses salles, au lieu d’être des carrés parfaits, furent des rectangles plus ou moins allongés, le rapport des côtés de ces rectangles variant suivant les différentes dynasties, comme la mesure de la hauteur du mât du char dont nous avons parlé précédemment, en raison de la différence des périodes cycliques avec lesquelles ces dynasties étaient mises en correspondance ; nous n’entrerons pas ici dans les détails à ce sujet, car le principe seul nous importe présentement(20). Le Ming-tang明堂 avait douze ouvertures sur l’extérieur, trois sur chacun de ses quatre côtés, de sorte que, tandis que les salles du milieu des côtés n’avaient qu’une seule ouverture, les salles d’angle en avaient deux chacune ; et ces douze ouvertures correspondaient aux douze mois de l’année : celles de la façade orientale aux trois mois de printemps, celles de la façade méridionale aux trois mois d’été, celles de la façade occidentale aux trois mois d’automne, et celles de la façade septentrionale aux trois mois d’hiver. Ces douze ouvertures formaient donc un Zodiaque(21) ; elles correspondaient ainsi exactement aux douze portes de la « Jérusalem céleste » telle qu’elle est décrite dans l’Apocalypse(22) et qui est aussi à la fois le « Centre du Monde » et une image de l’Univers sous le double rapport spatial et temporel(23).

L’Empereur accomplissait dans le Ming-tang明堂, au cours du cycle annuel, une circumambulation dans le sens « solaire » (voir fig. 14), se plaçant successivement à douze stations correspondant aux douze ouvertures, et où il promulguait les ordonnances (yue-ling月令) convenant aux douze mois ; il s’identifiait ainsi successivement aux « douze soleils », qui sont les douze âdityasआदित्य de la tradition hindoue, et aussi les « douze fruits de l’Arbre de Vie » dans le symbolisme apocalyptique(24). Cette circumambulation s’effectuait toujours avec retour au centre, marquant le milieu de l’année(25), de même que, lorsqu’il visitait l’Empire, il parcourait les provinces dans un ordre correspondant et revenait ensuite à sa résidence centrale, et de même aussi que, suivant le symbolisme extrême-oriental, le Soleil, après le parcours d’une période cyclique (qu’il s’agisse d’un jour, d’un mois ou d’une année), revient se reposer sur son arbre, qui, comme l’« Arbre de Vie » placé au centre du « Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste », est une figuration de l’« Axe du Monde ». On doit voir assez clairement que, en tout cela, l’Empereur apparaissait proprement comme le « régulateur » de l’ordre cosmique même, ce qui suppose d’ailleurs l’union, en lui ou par son moyen, des influences célestes et des influences terrestres, qui, ainsi que nous l’avons déjà indiqué plus haut, correspondent aussi respectivement, d’une certaine façon, aux déterminations temporelles et spatiales que la constitution du Ming-tang明堂 mettait en rapport direct les unes avec les autres.